Maison Pradier au Borian
Qui n'a pas eu ces sentiments de malaise et d'interrogations
quand, au détour d'un sentier, au coin d'une rue ou perdu dans les bois, nous
tombons sur les vestiges d'une ancienne demeure ? Les ruines sont comme un
cimetière d'émotions disparues à jamais. On y devine les rires des enfants de
jadis, la souffrance de vieillards esseulés. On imagine ces jeunes couples
affrontant la dureté d'une vie de labeur, donnant vie entre ces pierres
aujourd'hui disloquées. Les ruines sont le reflet de la condition humaine, hier
magnifiques et chéries, demain oubliées et meurtries.
Ce sont les sentiments que l'on ressent quand, à Aiguèze,
nous traversons l'ancien hameau du Borian. Malgré une journée radieuse d’été
nous conduisant en bordure d’Ardèche, la traversée obligatoire de ces ruines
nous interpellent à chaque fois. Qui a vécu ici ? comment vivaient-ils et de
quoi ? pourquoi cet abandon général ? Autant d’interrogations qui resteraient
sans réponses si les archives communales n’étaient pas là pour nous éclairer !
Aujourd’hui nous allons découvrir la maison Pradier, cette
maison se trouve le long du sentier conduisant au lieu-dit le Lavoir, elle est
la dernière sur la droite, sur le mur de laquelle fut apposé par la mairie un
panneau de mise en garde. De cette maison il ne demeure encore debout qu’un pan
de mur au rez-de-chaussée ainsi que quelques portions de voûtes au sous-sol. Il
est aisé de prévoir que sous peu il ne restera de cette bâtisse qu’un tas de
pierres que coloniseront ronces et figuiers.
"Entrée principale de la maison Pradier"
Grâce aux documents d’archives nous pouvons retracer son
historique depuis la moitié du 16ème siècle jusqu’à aujourd’hui.
Quant aux familles qui l’ont occupée, on peut en suivre le cheminement avec
exactitude dès la fin du 17ème siècle et jusqu’à son abandon au
milieu du 19ème.
Mais tout d’abord il faut préciser la raison de
l’implantation de ce hameau, hameau se trouvant en bordure d’Ardèche et hors
des remparts protecteurs du village d’Aiguèze. Durant de nombreux siècles un
bon nombre de familles aiguezoises vivait en grande partie grâce aux revenus
que procuraient la pêche et la batellerie. Les différents droits de pêche
affermés par les seigneurs locaux et les nombreux baux de transport par bateaux
permettaient à ces familles de vivre avec une certaine aisance. Cette vie au
bord de l'eau déclina tout au long du 19ème siècle, les nombreux arrêtés
régissant la pêche, les transports par voie terrestre devenus plus aisés,
eurent raison des derniers irréductibles habitants du Borian.
Historique du bâti : Le plus ancien document citant
cette maison est le compoix de 1545, elle appartient alors à Jaume Senno et est
ainsi désignée : « Item une maison et cour a Borrian confronte
du levant en ardèche, du couchant au chemin, de l'auré aux patis, du
marin au casau de Frances Chabot, contient de maison 7 cannes et mièje et de
cour 16 cannes »
A cette époque on note une forte concentration du bâti, pas
moins d'une trentaine de maisons peuvent être dénombrées. Une partie de
celles-ci sont désignées comme étant en ruines, on devine un premier déclin au
début de ce siècle, de nombreux propriétaires ont déjà quitté le Borian pour
s'installer à St Martin.
Deux siècles plus tard la maison qui nous intéresse est la
propriété de Pierre Suau, fils de Jean, elle est ainsi désignée sur le compoix
de 1734 :
« Premièrement une maison à Borian, confronte du
levant maison et court de Pierre Mercier en partie passage au milieu, du
couchant la rue, de bise chazal de Joseph Brun et chazal de Louise Fouguette de
Barjac, du marin maison de Louis Suau passage au milieu, contenant en couvert
treize cannes et en cours deux, présage un sol deux deniers »
Peu de temps après, les hoirs de Pierre Suau vendent la
maison à Firmin Brun. Firmin est bien sur pêcheur et travaille également
quelques petits coins de terres non loin de là. Le 6 février 1767 il marie sa
fille à Jean Pradier, c'est ainsi qu'on trouve celui-ci chargé de ce bien, dont
il avait hérité par sa femme, sur la livrette de 1770. Cette famille Pradier
fut la dernière à habiter la demeure au bord de l'eau, nous nous y
intéresserons donc d'un peu plus près...
Le bâti : C'était une demeure composée de trois
niveaux, sur le même modèle que les constructions que l'on trouve couramment dans
la partie ancienne du village. Le rez de chaussée est voûté et le premier étage
couvert par un plancher aujourd'hui disparu. Du côté du couchant, la
déclinaison naturelle du terrain mettait une partie du rez de chaussée en
sous-sol. Ces deux niveaux étaient accessible uniquement par l'extérieur,
l'entrée principale est toujours visible et donne directement sur la rue
publique. A gauche de l'entrée se trouvait encore, il y a peu, une cuve de
pierre « à tenir l'huile » , cette cuve que l'on nommait anciennement
« tine » est aujourd'hui scellée au bas des escaliers qui donnent
accès au Borian. A droite de l'emplacement où se trouvait cette cuve, on
aperçoit encore l'ancien garde-manger, celui-ci est implanté dans l'épaisseur
du mur et l'on devine l'emplacement des anciennes étagères en bois.
Les différences de superficies que l'on note au fil des
siècles, proviennent moins d'aménagements successifs que de la multitude de
partages, héritages ou mariages que l'on devine durant la longue histoire de cette
possession. Au 18ème siècle, la bâtisse est imposée pour environ 50m² en
couvert (au sol). Cela peut paraître peu au regard de nos habitations
actuelles, mais, pour l'époque, cette superficie est même supérieure à la
moyenne... La cuisine était la pièce principale, les inventaires que l'on
trouve sous l'ancien régime et qui décrivent avec exactitude tous les
ustensiles qui la composent, nous indiquent qu 'elle était bien souvent
utilisée comme chambre à coucher. C'est dans la cuisine que se trouvait la
cheminée, le maigre feu qui le soir éclairait la pièce servait plus à préparer
le repas qu'à réchauffer l'atmosphère. Le bois de chauffage était un luxe et
les fagots ramassés étaient le plus souvent vendus pour arrondir les fins de mois.
La famille Pradier du mas de Sauze : On
rencontre ce patronyme à Sauze (hameau de St Martin) à la fin du 16ème siècle,
il est absent avant cette date sur la paroisse d'Aiguèze (on ne dit pas encore
commune). Le plus ancien membre connu de cette famille est Jehan Pradier, on le
trouve se mariant en 1572. C'est de ce Jehan que descend directement, deux
siècles plus tard, notre Jean qui nous intéresse ici... Nous ne nous
attarderons pas sur cette filiation, qui demanderait à elle seule un article à
part, pour nous étendre plus en long sur les derniers membres de cette famille.
C'est donc durant la seconde moitié du 18ème siècle que
Firmin Brun, ayant deux filles à marier, pris pour gendres Jean et François
Pradier de Sauze. François, malgré trois unions n'eut aucune descendance. Jean,
son frère, qui connaissait bien les métiers de pêcheur et de batelier pour les
avoir pratiqués depuis longtemps, vint tout naturellement s'installer de
l'autre côté de la rivière pour reprendre les rennes de la petite entreprise familiale.
Jean Pradier et Marie Brun, son épouse, donnèrent naissance
à quatre enfants dans cette demeure du Borian : Trois filles et un garçon. Ces
naissances s'étalent entre 1769 et 1780. Deux des filles quittèrent ce petit
hameau mal commode, lors de leur mariage, pour s'installer dans la cité
sus-jacente. Le plus jeune des enfants se prénommait également Jean, du prénom
de son grand-père, qui, comme de coutume, était également son parrain.
Ce dernier Jean, naquit au Borian le 24 mai 1772 et fut
baptisé le lendemain en l'église de St Martin. Les habitants du Borian avaient
en effet l'obligation de célébrer tous les grands événements religieux en
l'église de St Martin comme appartenant à cette paroisse. On imagine tous ces
enfants en très bas âges, chargés dans quelques barques et traversant en toutes
saisons les eaux parfois glacées, sous une bise du diable !
Jean avait pour surnom « Jeannot », le surnom
étant bien souvent noté sur les documents officiels car permettant de
différencier plusieurs membres d'une même famille. Grâce à son ordre de
réquisition du 19 pluviose an 4 on peut connaître sa morphologie : «
Taille 5 pieds, cheveux et sourcils châtain tirant sur le noir, yeux gris, nez
un peu gros, bouche moyenne, menton et visage rond ». En 1802 on
trouve Jeannot se mariant avec Rose Rouvier, le couple s'installa tout
naturellement dans la maison du Borian. Une nouvelle fois, car l'histoire n'est
qu'un perpétuel recommencement, de nouveaux enfants allèrent voir le jour dans
cette maison au bord de l'eau. Neuf naissances auront lieu entre 1802 et 1816,
dont quatre décéderont en bas âge... La mort étant à cette époque un événement
omniprésent ! Jeannot décèda à son tour en 1848, veuf depuis huit années.
L'aîné de cette famille se prénommait, comme il se devait,
Jean ! (sixième du nom...) Il fera partie des derniers habitants du
Borian, y étant né en 1802, il y décèdera en 1860. Toutefois, la dernière
naissance de la famille Pradier au Borian est enregistrée le 16 mars 1878. Il
s'agit de Rosine-Euphrosine, qui épousera en 1899 Marius Dumas...
Peu après cette date les Pradier quitteront le Borian, les
filles par mariage, les garçons par des occupations plus valorisantes que la
pêche. Le hameau abandonné tombera en ruines au fil des ans. Les propriétaires
viendront ici récupérer tuiles, poutres et planches. Les tines, trop lourdes,
garderont seules les murs à présent dénudés, murs qui petit à petit
disparaîtront, emportant les rires et les pleurs qui les ont si longtemps
habité...
"La tine de Jean Pradier"
Lou Récataïre